Saint Joseph aux antipodes du monde

Nous voici rassemblés, selon une tradition multiséculaire, en ce lieu dédié à saint Joseph, et nous voulons placer cette démarche, personnelle et communautaire, sous le regard de celui qui vient nous protéger comme il a protégé la sainte Famille. Nous voulons lui présenter nos besoins personnels, temporels, puisqu’il a su si bien s’occuper de ceux que Dieu lui avait confiés.

Saint Joseph est pourtant aux antipodes du monde ambiant dans lequel nous nous trouvons :

Il est l’homme du silence, alors que nous vivons dans un monde de bruit et de bavardage, que nous avons peut être peur du silence et que notre premier réflexe, en rentrant chez nous le soir, est d’allumer le poste de télévision ou d’écouter la radio.

Il est l’homme pauvre, alors que les valeurs qui traversent nos sociétés sont marquées par l’exaltation de l’accumulation des richesses, comme si l’individu trouvait dans la détention des biens le sens et la valeur de la vie.

Il est l’homme chaste, alors que nous sommes souvent plongés dans une culture d’érotisation, d’exaltation de la sensibilité et de la sensualité, avec ces désirs qui nous traversent, ces pulsions qui cherchent à assouvir nos caprices et nos envies et qui flattent notre épiderme.

Il est l’homme fidèle, alors que nous rencontrons en nous, dans nos propres familles ou tout près de nous, tant de fractures, de ségrégations, de séparations, une difficulté à assumer les engagements, à s’inscrire dans la durée.

Et pourtant, c’est bien précisément vers lui que nous sommes conduits en ce jour, comme pour nous rappeler toutes valeurs qu’il a vécues personnellement dans son existence de Nazareth. Joseph, dont le nom en hébreu signifie le rassembleur, celui qui regroupe, qui augmente, Joseph Ben Jacob, est un homme juste, nous rapporte saint Matthieu au début de l’Évangile, et par ce mot juste, l’hébreu entend un homme fidèle à la loi, qui adhère à Dieu, un homme fondamentalement religieux, c’est-à-dire relié à celui qui lui donne la vie. Saint Marc nous dit qu’il est un charpentier, et le mot charpentier désigne non pas simplement celui qui travaille le bois, mais celui qui est aussi l’architecte, l’artisan qui doit aussi apprendre à son fils l’art de manier les outils, d’équarrir les poutres, de fabriquer des lits ou des sièges ou le mobilier de la synagogue. Mais surtout, pour nous, Joseph est le père nourricier de Jésus : le Verbe grâce à lui s’est fait juif.

Le père de Jésus doit apprendre à Jésus sa judaïté, il doit engendrer l’humanité de Jésus à la Torah, mettre au monde Jésus dans l’histoire de son peuple, dans la pratique de ses coutumes liturgiques. Joseph, comme tout père, est le transmetteur d’un savoir, le cultivateur de la mémoire de son peuple, qu’il communique à son enfant, l’artisan de son inculturation, qui lui apprend la syntaxe de la vie. La fonction d’un père n’est pas innée, le métier de père – si tant est qu’on puisse utiliser cette expression –, c’est d’abord d’apprendre à être fils : on devient père plus tard, et le bon père est celui qui a parfaitement accompli et réussi dans sa dimension de fils.

Apprendre à un fils à être fils et à l’être vraiment, pour qu’un jour il puisse devenir un bon père. Peut-être ce principe pédagogique est-il inscrit dans cette phrase que nous rapporte saint Jean au chapitre 14 : « Nul ne va au Père si ce n’est pas le Fils. » Le père, c’est celui qui apporte la loi, ui apporte le sens de la limite, de ce qui est bien et de ce qui est mal, le sens de la différence. Être père, c’est exercer l’autorité, la vraie autorité, qui consiste, non pas à exercer un pouvoir discrétionnaire et arbitraire à l’égard de ceux que Dieu ou que la vie lui ont confiés, mais à donner la vie et la croissance à ceux et à celles qui lui sont confiés, pour que ceux-ci puissent se déployer dans tout ce qu’ils portent, dans tous leurs talents. Autorité, au sens étymologique, c’est augere, augmenter, faire grandir. Il nous faut en ce jour accueillir les vertus particulières qui ont été celles de saint Joseph, et, parmi toutes celles qu’on pourrait rassembler au fil de l’Écriture, j’en retiens trois. D’abord sa docilité, saint Joseph, au cours de sa vie, va obéir aux imprévus de l’existence. (c’est sans doute une des grandes difficultés que nous avons à assumer, non seulement d’obéir à ce qui est prévu, à ce qui est programmé, à ce qui fait partie des règles de la vie sociale, aux contraintes bien repérées, mais aussi aux imprévus, aux aléas.)

Nous voyons combien ces aléas sont nombreux : Joseph aime Marie, et voici qu’il apprend que Marie est enceinte d’un enfant. Il refuse de la répudier et va recevoir du Seigneur l’indication de la choisir et de la prendre avec tout ce qu’elle est, en assumant ce qu’il n’avait pas auguré. Il va recevoir de l’ange, en songe, la prescription d’aller en Egypte et puis de s’en retourner ; il obéit à chaque fois. Il obéit aussi aux coutumes de son temps : on le verra partir pour le recensement, aller à Jérusalem pour respecter le rite de la purification, ou y remonter dans les pèlerinages, autant d’actes de soumission aux événements, aux circonstances, aux situations, qui sont pour lui autant de clins d’oeil de la Providence. Il obéit avec soumission, mais aussi chaque fois avec courage, avec célérité, promptitude, sans délai, avec consentement et joie, car, à travers des choses qui le contrarient, des événements qui le déstabilisent, il voit l’appel de Dieu.

Joseph est aussi profondément l’homme de la liberté, car cette obéissance à Dieu, à travers les grandes ou les petites choses, le conduit à une disponibilité, il est un homme disponible dans sa capacité sans cesse de changer, de s’inscrire au gré des événements, au gré des appels de Dieu. Dans cette délicatesse du coeur qui le caractérise, il est libre, car c’est un homme pauvre, qui ne tient qu’à Dieu. Il est démuni de toute prétention humaine, dégagé de toute volonté propre. Son désir, c’est de faire l’oeuvre de Dieu, c’est d’accueillir celui que Dieu lui a confié, pour en être comme la sentinelle, le gardien. Joseph est un homme donné, donné à Dieu, donné à Marie qu’il protège, donné à Jésus, puisqu’il le garde, donné à son peuple. Joseph est livré à Dieu en toutes choses, toutes circonstances ; il veut que l’oeuvre de Dieu s’accomplisse en son existence et dans ses choix et dans sa vie. Son intelligence est livrée à la volonté du Père. Ses désirs humains sont livrés, non pas au caprice, mais à l’amour de Marie et de Jésus. Vivre avec saint Joseph, c’est accueillir la paix : sa présence est accueillante et guérissante, puisque c’est l’homme de Dieu, puisqu’il compte sur Dieu et que les turpitudes ou les tribulations de l’existence n’ont pas prise sur lui et sur la paix qu’il reçoit du Père dont il partage la paternité.

Joseph est l’homme de la prière, et sa prière est faite d’émerveillement devant Jésus, son fils, à qui il apprend la vie, l’histoire de son peuple, mais ce fils qui est en même temps le Verbe Eternel fait chair. Il est dans l’émerveillement de sa croissance humaine et de sa plénitude divine, qu’il contemple jour après jour. Sa prière est intercession pour Jésus et pour Marie, pour que la Rédemption de Dieu s’accomplisse à travers la croissance de son fils. Joseph est un homme prophète. Au jour de la circoncision, puisque selon le père ou sous le regard du père qui donne un nom à son fils, il voit les premières gouttes de Sang de Jésus, comme par anticipation du sacrifice de la Croix. Joseph est l’homme prophète du départ de Jésus le samedi saint, lorsqu’il le perd à Jérusalem dans l’épisode du recouvrement au Temple.

Joseph est prophète de ce Père éternel, source de toute grâces, vers qui Jésus nous ramène, mais qui se donne à voir à travers ce personnage singulier de Joseph. Aujourd’hui, rassemblés autour de saint Joseph, puissions nous avec confiance lui remettre nos vies, nos soucis, les personnes et les situations qui nous sont confiées, sûrs que, sous son patronage, sous son regard, nous avons un aide particulier, nous avons celui qui nous présente et à Jésus et à Marie, puisqu’il les a côtoyés, puisqu’il les a accompagnés, puisqu’il nous aide à entrer dans le mystère même de Dieu Père dont il est l’icône et comme l’ombre. Accueillons sa présence, vivons de sa protection et demandons-lui sa prière.

Publié dans Homélies.