Saint Joseph : le mystère de Nazareth

Un évêque parle de Joseph

Durant 30 ans, Jésus a vécu au contact d’un homme, Joseph. La vie de Jésus et de Joseph va se dérouler dans un hameau de Galilée, Nazareth. Nazareth est tellement chargé de la présence du Verbe fait chair qu’on identifiera Jésus à ce village : Matthieu appellera Jésus « Le Nazaréen ».

En fêtant Joseph en ce jour, l’Eglise célèbre aussi le mystère de Nazareth qui nous apparaît sous trois traits :

  • le Silence.

« Nazareth, c’est le silence » disant Paul VI ; j’ajouterai : Nazareth, c’est le silence de Joseph, l’intériorité, l’intensité de son silence. Il y a une concentration du silence en ce lieu. A Nazareth, Jésus, la Parole de Dieu se tait. Jésus ne prononce aucun discours, il ne délivre aucun message, hormis cette réponse adressée à ses parents inquiets : «Il me faut être aux affaires de mon Père ». Mais ce silence n’est pas du mutisme, ni une abstention ou une rétention de paroles. Ce silence est habité par une présence, une disponibilité de l’âme à la présence de Dieu qui réclame attention et réceptivité. A Nazareth, Joseph est le docteur du silence. L’Evangile ne rapporte aucune parole qui ait jailli de ses lèvres ; son silence est retrait de toute parole humaine devant LA Parole de Dieu, manifestée en son Fils. Par son silence, Joseph se recueille devant l’unique et définitive parole que Dieu a proférée en son Fils bien-aimé. Et les seuls mots qui auraient pu exprimer l’acquiescement au don qui lui est fait, ont déjà été prononcés par Marie : « Fiat. Je suis la Servante du Seigneur. » Et ce consentement de la Vierge est si radical, si pur, si profond, que tout autre discours ne pouvait que l’altérer. Il serait de trop. Alors Joseph se tait.

La Foi réclame le silence, les mots pour dire cette foi s’avère vite débiles, tant la réalité excède et épuise tout essai d’explication ou d’interprétation. L’inouï de l’amour est tel qu’il rend muet d’admiration et de reconnaissance. Le silence de Joseph est un aveu d’impuissance face à la surabondance de l’amour divin qui a pris en son Fils adoptif un visage d’humanité. Joseph n’ose plus rien plaider, revendiquer, ou justifier, tant il est plongé dans l’accueil radical d’un mystère, celui de la paternité de Dieu dont il est le vicaire.

Jésus se cache et se protège dans le silence de Joseph. A Nazareth, il se dispose en creux, c’est son milieu nourricier, il s’y absorbe totalement ; et c’est dans ce silence de Joseph qu’il prospère en humanité. Joseph est comme la toile vierge sur laquelle Jésus pourra tracer le chemin du salut. Joseph nous enseigne à chacun d’entre nous la vertu du silence, il nous l’enseigne par son propre silence qui est, à l’échelle humaine, l’expression de l’éternel silence qu’il y a en Dieu, dans la pure contemplation de sa vie trinitaire de laquelle Jésus est engendré et dans laquelle il retourne. De la sorte, toutes les paroles de Jésus sont bordées des deux côtés par le silence. Le silence de Joseph est comme l’irruption du silence infini et éternel d’où vient Jésus et vers lequel il se dirige. Dans notre civilisation bavarde et tapageuse qui a d’autant plus horreur du silence que celui-ci la renvoie à ses vides intérieurs, saint Joseph est témoin du silence trinitaire. Il éduque notre cœur à la loi exigeante du recueillement et de la contemplation.

– Joseph ne nous enseigne pas uniquement la valeur sacrée du silence : il nous parle aussi de la GRACE DU QUOTIDIEN.

« De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bien ? », s’exclament, dubitatifs, les contemporains du Christ. Comparé aux vastes cités hellénistiques de la Décapole, à l’Est, ou aux capitales méditerranéennes réputées, à l’Ouest, Nazareth, à l’époque de Jésus, faisant figure de trou. Village méconnu de la province de Galilée complètement sous développée, c’est dans ce lieu-dit insignifiant, dans cette contrée marginale, que Jésus a vécu et grandi, soumis à ses parents, comme le relève l’évangéliste Luc.

A Nazareth, la sainte Famille s’est livrée aux usages et aux habitudes de son temps. Plongée dans un univers villageois, où tout le monde côtoie et connaît tout le monde, la vie de Jésus, Marie et Joseph se déroule dans la modestie et la routine, dans le train-train du devoir d’état, au fil des taches obscures et dérisoires, répétée, qui composent une journée. Chaque journée ressemble invariablement à la précédente, à l’exception de quelques fêtes religieuses.

Joseph est la figure emblématique de cet enfouissement dans le quotidien. Dans la banalité, j’oserai dire dans la « quotidienneté du quotidien », avec son lot de vide, d’ennui, de conformiste, où l’on devient l’otage des contraintes qui bornent ce quotidien. Jésus, comme Joseph, comme chacun d’entre nous, éprouve ainsi la difficulté d’être le sujet de sa propre histoire. Il est l’obligé des attentes, des besoins, qui lui viennent de son entourage, de son milieu et de son éducation. Pour chacun d’entre nous, la tentation est grande de rêver ou de fuir hors de ce quotidien dans lequel nous sommes plongés, avec l’illusion que le sens de la vie s’élaborerait dans l’insolite, l’extraordinaire, le miraculeux, le prestigieux, en  cultivant et en provoquant des événements ou des expériences qui nous libéreraient artificiellement des contingences du quotidien. La vie serait elle un perpétuel Disneyland, en nous exonérant des labeurs et des pesanteurs de chaque jour ?

Au contact de Joseph, Jésus assume, a contrario, le quotidien. Il prend sur lui la finitude de l’homme qui reconnaît que la terre n’est pas encore le Ciel et l’éternité. L’appel infini de Dieu se trouve dans les limites de notre existence, à l’intérieur des contours et des singularités de notre vie. Au contact de son Père protecteur, Jésus a appris son métier de charpentier, comme il a appris son métier d’homme. A cause de Joseph, il a été engendré à la lecture quotidienne de la Torah, à l’histoire d’Israël, au respect des coutumes historiques et des règles morales. Grâce à Joseph, le Verbe s’est fait juif. Aux côtés de Joseph il s’est plié aux imprévus de la vie, aux aléas de l’histoire, à l’incognito des mœurs de son temps. Ainsi, on ne peut plus, après Nazareth, regarder les autres ou regarder le ciel, mettre nos pas sur le sol, boire ou manger, lire l’Ecriture de la même manière. Les choses, le cosmos, ont été transfigurés par l’usage que Jésus en a fait. Cette sanctification du quotidien durant 30 ans de vie cachée, nous prémunit de la tentation d’imaginer un salut en dehors de l’Incarnation. Le christianisme n’est pas un spiritualisme, un déisme, une sortie extatique hors de la vie des hommes. Dieu n’a pas sauvé le monde sans lui, Dieu ne nous a pas sauvés de l’extérieur, mais en s’immergeant dans l’épaisseur de l’humanité, dans la matière première du quotidien, dont il a fait le lieu originel, matriciel de sa manifestation et de son salut. C’est là que sa mission nous fixe rendez vous.

  • La vie cachée.

La vie de Jésus, cachée en Dieu, prend la forme, pendant 30 ans, d’un retrait à Nazareth, et Joseph est l’icône de cet effacement. Pourquoi la dimension publique de Jésus a-t-elle commencé si tard ? Pourquoi un tel décalage entre le moment de l’Incarnation et celui de sa révélation ? Pourquoi le Christ ne s’est-il pas fait remarquer plus tôt ? Pourquoi avoir attendu 30 ans ? Répondre à ces interrogations, c’est toucher le cœur de la révélation chrétienne.

L’essentiel dans l’événement du Christ n’est pas le message que celui-ci apporte ; le contenu de la révélation n’est pas une doctrine, c’est une Personne, et, à la différence d’une doctrine, une personne n’accède que progressivement à ce qu’elle est, à travers un processus incompressible de croissance. Si le christianisme n’était qu’un message spirituel ou moral, les années de la vie cachée ne serviraient à rien ; il suffisait de commencer aux premières paroles de Jésus. Mais non, le christianisme n’est pas la communication d’un message, ni même la révélation des vérités sur Dieu, il est, d’abord et avant tout, la révélation de Dieu par lui-même, dans une figure humaine. Il faut donc que celui qui est ainsi révélé, à savoir la personne du Christ, se constitue, comme le fait une personne humaine, à travers l’épaisseur d’une histoire, l’apprentissage laborieux d’une singularité, l’accession, dans le temps, à l’âge adulte, l’histoire personnelle d’une maturation graduelle, mais aussi entrée progressive dans une histoire collective, en s’appropriant le patrimoine des valeurs de la culture, par l’éducation et la réflexion. Pour cela il faut du temps, des années, et ces années sont indispensables au mûrissement de la personnalité. De la sorte, la vie cachée aux côtés de Joseph est exigée par la nature humaine.

Cette vie cachée n’est pas une réclusion, elle n’abstrait pas Jésus des réalités du monde, elle n’implique nullement une dissimulation de Jésus. D’ailleurs, à deux reprises, Luc nous rapporte la scène de la Présentation, puis du recouvrement au Temple : Jésus apparaît en public à Jérusalem.

En vérité, cette vie cachée est une immersion du Fils de Dieu dans l’épaisseur de la condition humaine. Quand il se cache à Nazareth, en réalité, le Fils de Dieu se manifeste pleinement homme. Il n’y a donc pas, d’un côté, une vie obscure de Jésus, masquée, enfouie sous les apparences ordinaires, et, d’autre part, une vie éclatante où tout est révélé. La croix humaine que Jean l’évangéliste associe à la glorification du Christ n’est-elle pas le signe paradoxal d’un mystère à la fois caché et révélé ? Seule la foi nous donne l’intelligence d’entrer dans ce lieu qui se cache à nos yeux de chair, mais qui manifeste sa grâce. Il en va de Nazareth comme de l’Eucharistie, que nous allons partager dans quelques instants : la présence sacramentelle de Dieu se voile derrière les espèces qui le signifient.

Puisse saint Joseph nous permettre d’entrer dans le mystère de l’humanité du Christ, humanité silencieuse, humanité cachée, humanité ordinaire. Dans le récit du jugement dernier que Matthieu rapporte au chapitre XXV, juste avant de relater le procès et la mort du Christ, cette humanité enfouie, silencieuse, nue, malade, en prison, affamée, assoiffée, est le visage même du Christ qui s’avance, qui se donne à voir tout en se cachant.

Joseph, apôtre de Nazareth, nous aide à discerner et à servir, en cette humanité de Dieu, Celui que nous voulons aimer et connaître, Celui dont Joseph a reçu, de la part du Père, la garde.

 

+ Dominique Rey

Evêque de Fréjus-Toulon

(2012)

Publié dans Conférences, enseignements.